Sociologie pour tous

L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, par friedrich Engels

<<Voici résumé ci dessous la pensée de Friedrich Engels l'un des  concepteurs avec karl Marx de la théorie marxiste, à propos de la famille. Aussi j'invite tous ceux qui le liront à garder en mémoire les grandes lignes de la théorie marxiste. s'il y a des des incompréhensions, ne vous affolez pas: déposez vos questions ou réflexions sur le forum ouvert sur notre site. Et nous vous répondrons.

Qu'il puisse servir à tous les étudiants effectuant leurs recherches dans les domaines de la sociologie de la famille, de la parenté, de l'éducation,  ou autres champs connexes.

je dois avouer que l'idée de mettre en ligne ce texte déniché sur le site http://www.marxists.org/francais/engels/  m'est venue lorsqu'une étudiante en sociologie attendant de préparer son mémoire de licence qui avait attrait à quelques objets de la sociologie de la famille a sollicité notre aide. Que ce texte puisse lui servir ainsi qu'à tous les autres qui en auraient besoin. Merci au site sur lequel nous avons trouvé ce document, pour l'avoir mis en ligne. Rappelons que l'objectif de notre portail web est de permettre un accès facile aux étudiants africains et  beninois en sciences sociales à du contenu scientifique de qualité dans leur domaine. Nous leur offrons aussi un appui à la rédaction de leurs thèses, mémoires , rapports,... s'ils le désirent. >> Elieth EYEBIYI, Directeur du CRESA.

 

L'origine de la famille, de la propriete privee et de l'Etat

Friedrich Engels


La famille

. La famille monogamique

Ainsi qu'il a ete montre precedemment, elle naît de la famille appariee, a l'epoque qui forme la limite entre les stades moyen et superieur de la barbarie; sa victoire definitive est une des marques de la civilisation commençante. Elle est fondee sur la domination de l'homme, avec le but expres de procreer des enfants d'une paternite incontestee, et cette paternite est exigee parce que ces enfants entreront un jour en possession de la fortune paternelle, en qualite d'heritiers directs. Elle se distingue du mariage apparie par une solidite beaucoup plus grande du lien conjugal, qui ne peut plus etre denoue au gre des deux parties. En regle generale, c'est maintenant l'homme qui peut seul denouer le lien et repudier sa femme. Le droit d'infidelite conjugale lui reste d'ailleurs garanti jusqu'a present, du moins par la coutume (le Code Napoleon le concede expressement a l'homme, pourvu qu'il n'amene pas sa concubine au domicile conjugal [1]) et ce droit s'exerce toujours davantage, a mesure que le developpement social va s'elevant; si la femme se souvient de l'antique pratique sexuelle et veut la restaurer, elle est punie plus severement qu'a toute autre periode anterieure.

La nouvelle forme de famille nous apparait chez les Grecs dans toute sa rigueur. Comme l'a note Marx, le role des deesses dans la mythologie figure une epoque plus ancienne, ou les femmes avaient encore une situation plus libre, plus estimee; mais a l'epoque heroïque, nous trouvons la femme [2]  [deja avilie par la predominance de l'homme et la concurrence des esclaves. Qu'on lise plutot, dans L'Odyssee, comme Telemaque tance sa mere et lui impose silence. Dans Homere, les jeunes femmes capturees sont livrees au bon caprice sensuel des vainqueurs; chacun a leur tour, dans l'ordre hierarchique, les chefs choisissent les plus belles; on sait que toute L'Iliade gravite autour d'une querelle entre Achille et Agamemnon, a propos d'une de ces esclaves. Pour chaque heros homerique de quelque importance, on mentionne la jeune captive avec qui il partage sa tente et son lit. Le vainqueur emmene ces jeunes filles au pays et a la maison conjugale: c'est ainsi que, dans Eschyle, Agamemnon emmene Cassandre; les fils nes de ces esclaves reçoivent une petite part de l'heritage paternel et sont consideres comme des hommes libres; ainsi Teucer, fils illegitime de Telamon, a le droit de porter le nom de son pere. On estime que la femme legitime doit supporter tout cela, mais qu'elle doit observer elle-meme strictement la chastete et la fidelite conjugale. La femme grecque de l'epoque heroïque est plus respectee, il est vrai, que celle de la periode civilisee; mais en definitive elle n'est pour l'homme que la mere de ses heritiers legitimes, la gouvernante supreme de la maison et la surveillante des femmes esclaves dont il peut faire et fait a son gre ses concubines. L'existence de l'esclavage a cote de la monogamie, la presence de belles et jeunes esclaves qui appartiennent a l'homme corps et ame, voila ce qui imprime des le debut a la monogamie son caractere specifique: celui de n'etre monogamie que Pour la femme seulement, et non pour l'homme. Ce caractere, elle le garde encore de nos jours.

Pour les Grecs d'epoque plus tardive, il convient de distinguer entre Doriens et Ioniens. Les premiers, dont l'exemple classique est Sparte, ont encore, a bien des egards, des rapports matrimoniaux de caractere plus primitif que ne les depeint Homere lui-meme. A Sparte regne le mariage apparie, modifie selon les idees spartiates sur l'Etat, et qui presente encore bien des reminiscences du mariage par groupe. Les mariages sans enfants sont dissous; le roi Anaxandridas (vers 650 avant notre ere) adjoignit une seconde femme a son epouse sterile et entretint deux menages; a la meme epoque, le roi Ariston, ayant deux femmes steriles, en prit une troisieme, mais repudia par contre l'une des deux premieres. D'autre part, plusieurs freres pouvaient avoir une femme commune; l'ami, a qui la femme de son ami plaisait davantage, pouvait la partager avec lui; et l'on jugeait convenable de mettre sa femme a la disposition d'un vigoureux « etalon » (comme dirait Bismarck), meme si celui-ci ne comptait pas au nombre des citoyens. Un passage de Plutarque, ou l'on voit une Spartiate renvoyer a son mari le soupirant qui la poursuit de ses propositions, semble indiquer (d'apres Schönmann) qu'une liberte encore plus grande aurait regne dans les mÅ¢urs [3]. Aussi l'adultere veritable, l'infidelite de la femme a l'insu de son mari, etait-il chose inouïe. D'autre part, l'esclavage domestique etait inconnu a Sparte, du moins a la meilleure epoque; les serfs ilotes logeaient a part, dans les domaines; la tentation de s'en prendre a leurs femmes etait donc moindre pour les Spartiates [4]. Il resultait necessairement de toutes ces circonstances que les femmes de Sparte avaient une situation beaucoup plus respectee que chez les autres Grecs. Les femmes spartiates et l'elite des hetaïres atheniennes sont les seules femmes grecques dont les Anciens parlent avec respect et dont ils prennent la peine de consigner les propos.

Il en va tout autrement chez les Ioniens, pour lesquels Athenes fournit un cas typique. Les jeunes filles apprenaient seulement a filer tisser et coudre, tout au plus a lire et a ecrire un peu. Elles etaient pour ainsi dire cloîtrees et ne frequentaient que d'autres femmes. Le gynecee etait une partie distincte de la maison, a l'etage superieur ou donnant sur le derriere; des hommes, et surtout des etrangers, n'y avaient pas facilement acces; les femmes s'y retiraient, lors de visites masculines. Elles ne sortaient pas sans etre accompagnees d'une esclave; a la maison, elles etaient placees sous une surveillance effective; Aristophane parle des molosses qui servaient a effrayer les amants, et dans les villes asiatiques, a tout le moins, on avait, pour surveiller les femmes, des eunuques qu'au temps d'Herodote on fabriquait deja a Chio pour en faire le commerce et qui, selon Wachsmuth, n'etaient pas seulement achetes par les Barbares  [5]. Dans Euripide, la femme est qualifiee d'oikourema, « objet pour l'entretien du menage » (le mot est neutre) et, mis a part le soin de procreer des enfants, elle n'etait pour l'Athenien que la servante principale. L'homme avait ses exercices gymniques, ses debats publics dont la femme etait exclue. De plus, il avait souvent aussi des femmes esclaves a sa disposition et, a l'apogee d'Athenes, une prostitution fort etendue et a tout le moins favorisee par l'Etat. Ce fut precisement sur la base de cette prostitution que se developperent les seuls caracteres de femmes grecques qui, par l'esprit et l'education du goût artistique, dominaient d'aussi haut le niveau general du monde feminin antique que les femmes spartiates le dominaient par le caractere. Mais si, pour devenir femme, il fallait d'abord se faire hetaïre, c'est bien la plus severe condamnation de la famille athenienne.

Cette famille athenienne devint, au cours des temps, le type sur lequel non seulement le reste des Ioniens, mais aussi, et de plus en plus, tous les Grecs du continent et des colonies modelerent leurs rapports domestiques. Malgre la sequestration et la surveillance, les Grecques trouvaient tout de meme assez souvent l'occasion de duper leurs maris. Ceux-ci, qui auraient rougi de montrer de l'amour pour leurs femmes, s'amusaient a toutes sortes d'intrigues amoureuses avec les hetaïres; mais l'avilissement des femmes eut sa revanche dans celui des hommes et les avilit jusqu'a les faire tomber dans la pratique repugnante de la pederastie et se deshonorer eux-memes en deshonorant leurs dieux par le mythe de Ganymede.

Telle fut l'origine de la monogamie, pour autant que nous la puissions etudier chez le peuple le plus civilise et le plus developpe de l'Antiquite. Elle ne fut aucunement je fruit de l'amour sexuel individuel, avec lequel elle n'avait absolument rien a voir, puisque les mariages resterent, comme par le passe, des mariages de convenance. Ce fut la premiere forme de famille basee non sur des conditions naturelles, mais sur des conditions economiques  [6] a savoir : la victoire de la propriete privee sur la propriete commune primitive et spontanee]. Souverainete de l'homme dans la famille et procreation d'enfants qui ne pussent etre que de lui et qui etaient destines a heriter de sa fortune, -tels etaient, proclames sans detours par les Grecs, les buts exclusifs du mariage conjugal. Au reste, ce mariage leur etait un fardeau, un devoir envers les dieux, l'Etat et leurs propres ancetres, devoir qu'il leur fallait bien accomplir.  [A Athenes, la loi n'imposait pas seulement le mariage, mais aussi l'accomplissement par le mari d'un minimum de ce qu'on appelle les devoirs conjugaux.]

Le mariage conjugal n'entre donc point dans l'histoire comme la reconciliation de l'homme et de la femme, et bien moins encore comme la forme supreme du mariage. Au contraire: il apparaît comme l'assujettissement d'un sexe par l'autre, comme la proclamation d'un conflit des deux sexes, inconnu jusque-la dans toute la prehistoire. Dans un vieux manuscrit inedit  [7], compose par Marx et moi-meme en 1846, je trouve ces lignes: «La premiere division du travail est celle entre l'homme et la femme pour la procreation. » Et je puis ajouter maintenant: La premiere opposition de classe qui se manifeste dans l'histoire coïncide avec le developpement de l'antagonisme entre l'homme et la femme dans le mariage conjugal, et la premiere oppression de classe, avec l'oppression du sexe feminin par le sexe masculin. Le mariage conjugal fut un grand progres historique, mais en meme temps il ouvre, a cote de l'esclavage et de la propriete privee, cette epoque qui se prolonge jusqu'a nos jours et dans laquelle chaque progres est en meme temps un pas en arriere relatif, puisque le bien-etre et le developpement des uns sont obtenus par la souffrance et le refoulement des autres. Le mariage conjugal est la forme-cellule de la societe civilisee, forme sur laquelle nous pouvons deja etudier la nature des antagonismes et des contradictions qui s'y developpent pleinement.

L'ancienne liberte relative des relations sexuelles ne disparut point du tout avec le triomphe du mariage apparie, ni meme du mariage conjugal.

« L'ancien systeme matrimonial, ramene a des limites plus etroites par l'extinction graduelle des groupes punaluens, servait encore de milieu a la famille en voie de developpement et s'agrippa a elle jusqu'a l'epoque de la civilisation naissante ... Il disparut finalement dans la forme nouvelle de l'hetaïrisme, qui s'attache a l'humanite jusque dans sa periode de civilisation, comme une tenebreuse ombre portee qui pese sur la famille  [8]. »

Sous le nom d'hetaïrisme, Morgan entend les relations extraconjugales des hommes avec des femmes non mariees, en marge du mariage conjugal, relations florissantes, comme on sait, sous leurs formes les plus variees pendant toute la periode de civilisation, et qui tournent de plus en plus a la prostitution ouverte. Cet  [hetaïrisme descend directement du mariage par groupe, de l'abandon de leur corps par lequel les femmes s'acqueraient le droit a la chastete. Se donner pour de l'argent fut tout d'abord un acte religieux; il se deroulait dans le temple de la deesse de l'Amour et a l'origine l'argent etait verse au tresor du temple. Les hierodules  [9] d'Anaïtis en Armenie, d'Aphrodite a Corinthe, tout comme les danseuses sacrees attachees aux temples de l'Inde et qu'on appelle bayaderes (ce mot est une corruption du portugais bailadeira, danseuse) furent les premieres prostituees. Cet abandon de leur corps, qui fut a l'origine un devoir pour toutes les femmes, fut plus tard exerce par les pretresses seules en remplacement de toutes les autres femmes. Chez d'autres peuples, l'hetaïrisme derive de la liberte sexuelle accordee aux filles avant le mariage; - c'est donc, la encore, un vestige du mariage par groupe, qui nous est seulement parvenu par une autre voie. Des qu'apparaît l'inegalite des biens materiels, c'est-a-dire des le stade superieur de la barbarie, le salariat apparaît sporadiquement a cote du travail servile et, en meme temps, comme son correlatif necessaire, la prostitution professionnelle des femmes libres a cote de l'abandon obligatoire de son corps par la femme esclave. Ainsi, l'heritage que le mariage par groupe a legue a la civilisation est a double face, comme tout ce que cree la civilisation est a double face, equivoque, a double tranchant, contradictoire: ici la monogamie, la l'hetaïrisme, y compris sa forme extreme, la prostitution. L'hetaïrisme est une institution sociale tout comme une autre; il maintient l'antique liberte sexuelle ... en faveur des hommes. Non seulement tolere en fait, mais allegrement pratique, surtout par les classes dirigeantes, il est condamne en paroles. En realite cependant, cette reprobation n'atteint aucunement les partenaires masculins, mais seulement les femmes; on met celles-ci au ban de la societe, on les repousse, afin de proclamer ainsi, une fois encore, comme loi fondamentale de la societe, la suprematie inconditionnelle de l'homme sur le sexe feminin.

 [Mais par la se developpe, dans la monogamie elle-meme, une seconde antinomie. A cote du mari, qui agremente son existence grace a l'hetaïrisme, il y a l'epouse delaissee.] Et  [10] l'on ne peut avoir l'un des termes de l'antinomie sans l'autre, non plus qu'on ne peut avoir encore dans sa main une pomme entiere, apres en avoir mange la moitie. Il semble neanmoins que telle ait ete l'opinion des hommes jusqu'a ce que les femmes leur eussent ouvert les yeux. Avec le mariage conjugal apparaissent constamment deux personnages sociaux caracteristiques, qui etaient inconnus jusqu'alors: l'amant regulier de la femme et le cocu. Les hommes avaient remporte la victoire sur les femmes, mais les vaincues se chargerent genereusement de couronner leurs vainqueurs. A cote du mariage conjugal et de l'hetaïrisme, l'adultere devint une institution sociale ineluctable, - proscrite, severement punie, mais impossible a supprimer. La certitude de la paternite reposa, comme par le passe, tout au plus sur une conviction morale; et pour resoudre l'insoluble contradiction, le Code Napoleon decreta: «Art. 312. L'enfant conçu pendant le mariage a pour pere le mari.

Tel est l'ultime resultat de trois mille ans de mariage conjugal.

Dans la famille conjugale, - dans les cas qui gardent l'empreinte de son origine historique et font clairement apparaître le conflit entre l'homme et la femme tel qu'il se manifeste par l'exclusive domination de l'homme, - nous avons donc une image reduite des memes antagonismes et contradictions dans lesquels se meut la societe divisee en classes depuis le debut de la civilisation, sans pouvoir ni les resoudre, ni les surmonter. Naturellement, je ne parle ici que de ces cas de mariage conjugal ou la vie matrimoniale suit effectivement l'ordonnance du caractere originel de toute cette institution, mais ou la femme se rebelle contre la domination de l'homme. Que tous les mariages ne se passent pas de la sorte, nul ne le sait mieux que le philistin allemand, tout aussi incapable d'assurer sa suprematie a la maison que dans l'Etat et dont la femme porte en consequence et de plein droit la culotte dont il n'est pas digne. Mais, en revanche, il se croit bien superieur a son compagnon d'infortune français, a qui il advient, plus souvent qu'a lui-meme, des mesaventures beaucoup plus facheuses.

La famille conjugale n'a d'ailleurs pas revetu partout et toujours la forme classique et rigoureuse qu'elle avait chez les Grecs. Chez les Romains qui, en leur qualite de futurs conquerants du monde, avaient des vues plus larges, quoique moins subtiles que les Grecs, la femme etait plus libre et jouissait d'une plus grande consideration. Le Romain croyait la fidelite conjugale suffisamment garantie par le droit de vie et de mort qu'il avait sur sa femme. D'ailleurs, la femme pouvait, tout aussi bien que le mari, rompre a son gre le mariage. Mais le plus grand progres dans l'evolution du mariage conjugal se produisit decidement avec l'entree des Germains dans l'histoire: c'est que chez eux, en raison sans doute de leur denuement, la monogamie ne semble pas, a cette epoque, s'etre encore tout a fait degagee du mariage apparie. Nous tirons cette conclusion de trois circonstances mentionnees par Tacite: d'abord, bien que le mariage fût tenu pour sacre - « ils se contentent d'une seule epouse; les femmes vivent ceintes de leur chastete [11] » -, la polygamie etait cependant en vigueur pour les grands et les chefs de tribu: situation analogue a celle des Americains chez qui existait le mariage apparie. En second lieu, le passage du droit maternel au droit paternel devait etre encore tout recent, car le frere de la mere - le parent male gentilice le plus proche selon le droit maternel - comptait presque comme un parent plus rapproche que le pere lui-meme, ce qui correspond egalement au point de vue des Indiens americains, chez qui Marx, comme il le disait souvent, avait trouve la clef qui permet de comprendre nos propres temps primitifs. Et, en troisieme lieu, les femmes, chez les Germains, etaient fort considerees et avaient de l'influence, meme sur les affaires publiques, ce qui est en contradiction avec la suprematie masculine propre a la monogamie.  [Ce sont presque autant de points sur lesquels les Germains se trouvent d'accord avec les Spartiates chez qui, nous l'avons vu, le mariage apparie n'avait pas non plus disparu completement.] Sous ce rapport aussi, un element tout a fait nouveau accedait, avec les Germains, a l'empire du monde. La nouvelle monogamie, qui dans la suite se constitua sur les ruines du monde romain en consequence du brassage des peuples, revetit la suprematie masculine de formes plus douces et laissa aux femmes une position beaucoup plus consideree et plus libre, du moins en apparence, que ne l'avait jamais connue l'antiquite classique. Pour la premiere fois etait ainsi creee la base sur laquelle pouvait se developper, a partir de la monogamie - en elle, a cote d'elle ou contre elle, selon les cas -, le plus grand progres moral dont nous lui soyons redevables: l'amour individuel moderne entre les deux sexes, auparavant inconnu dans le monde.

Mais ce progres resultait decidement de ce que les Germains vivaient encore dans la famille appariee et grefferent sur la monogamie, autant que faire se pouvait, la position de la femme qui correspondait a leur propre regime familial; ce progres ne resultait point du tout de l'admirable et legendaire purete des mŢurs germaniques, laquelle se reduit au simple fait que le mariage apparie ne se meut effectivement pas dans les violentes contradictions morales de la monogamie. Bien au contraire: dans leurs migrations, notamment vers le Sud-Est, chez les nomades des steppes qui bordent la mer Noire, les Germains s'etaient profondement depraves; ils avaient pris a ces peuples, en plus de leurs prouesses equestres, leurs vices contre nature, comme l'attestent expressement Ammien pour les Taïfals et Procope pour les Herules.

Mais si, de toutes les formes de famille connues, la monogamie fut la seule dans laquelle pouvait se developper l'amour sexuel moderne, cela ne signifie point qu'il se developpa exclusivement, ou meme principalement dans son sein, sous forme d'amour mutuel des epoux. Le mariage conjugal stable et soumis a la domination de l'homme s'y opposait, de par sa nature. Chez toutes les classes historiquement actives, c'est-a-dire chez toutes les classes dirigeantes, la conclusion du mariage resta ce qu'elle avait ete depuis le mariage apparie: une affaire de convenances, que reglaient les parents. Quand l'amour sexuel apparaît historiquement pour la premiere fois sous forme de passion, comme une passion qui sied a tout etre humain (du moins s'il appartient aux classes dirigeantes), et comme la forme supreme de l'instinct sexuel - ce qui lui donne precisement son caractere specifique -, cette premiere forme, l'amour chevaleresque du Moyen Age, n'est point du tout un amour conjugal. Au contraire. Sous sa forme classique, chez les Provençaux, cet amour vogue a pleines voiles vers l'adultere, qu'exaltent ses poetes. La fleur de la poesie amoureuse provençale, ce sont les albas (aubades), en allemand Tagelieder. Ces aubades depeignent sous des couleurs ardentes comment le chevalier est couche aupres de sa belle - la femme d'un autre -, tandis qu'au dehors guette le veilleur qui l'appellera des la premiere lueur de l'aube (alba), afin qu'il puisse encore s'echapper sans etre vu; la scene de separation forme alors le point culminant du poeme. Les Français du Nord, et meme les braves Allemands, adopterent, eux aussi, ce genre poetique, avec les manieres de l'amour chevaleresque qui y correspondaient; et notre vieux Wolfram von Eschenbach a laisse, sur ce theme piquant, trois ravissants Tagelieder que je prefere a ses trois longs poemes heroïques.

De nos jours, un mariage bourgeois se conclut de deux façons. Dans les pays catholiques, ce sont, comme autrefois, les parents qui procurent au jeune fils de bourgeois la femme qu'il lui faut; et la consequence naturelle en est le plus parfait developpement des contradictions qu'enferme la monogamie: hetaïrisme florissant du cote de l'homme, adultere florissant du cote de la femme. Si l'Eglise catholique a aboli le divorce, c'est uniquement, sans doute, parce qu'elle a reconnu qu'il n'y a pas plus de remede a l'adultere qu'a la mort. Par contre, dans les pays protestants, il est de regle que le fils de bourgeois ait le droit de choisir, avec plus ou moins de liberte, parmi les femmes de sa classe; si bien qu'un certain degre d'amour peut etre a la base du mariage et que, par bienseance, il est toujours suppose exister, comme il convient a l'hypocrisie protestante. Ici, l'hetaïrisme de l'homme s'exerce plus mollement, et l'adultere de la femme est moins souvent de regle. Pourtant, comme dans toutes les sortes de mariage, les etres humains restent ce qu'ils etaient avant de se marier, et comme les bourgeois des pays protestants sont pour la plupart des philistins, cette monogamie protestante, dans la moyenne des meilleurs cas, n'apporte a la communaute conjugale qu'un pesant ennui qu'on designe du nom de bonheur familial. Le meilleur miroir de ces deux methodes de mariage est le roman: le roman français, pour la maniere catholique; le roman allemand  [12], pour la maniere protestante. Dans chacun de ces deux romans, « l'homme aura ce qui lui revient »: dans le roman allemand, le jeune homme aura la jeune fille; dans le roman français, le mari aura les cornes. Il n'est pas toujours aise de dire qui des deux est le plus mal loti. C'est pourquoi l'ennui du roman allemand inspire au bourgeois français une horreur egale a celle qu'inspire au philistin allemand l'« immoralite » du roman français. Mais ces temps derniers, depuis que «Berlin devient une capitale mondiale», le roman allemand commence a se corser un peu moins timidement d'hetaïrisme et d'adultere, bien connus la-bas, et depuis longtemps.

Mais, dans les deux cas, le mariage est base sur la situation de classe des partenaires; sous ce rapport-la, il est donc toujours un manage de convenance.  [Dans les deux cas encore, ce mariage de convenance se convertit assez souvent en la plus sordide prostitution - parfois des deux parties, mais beaucoup plus frequemment de la femme; si celle-ci se distingue de la courtisane ordinaire, c'est seulement parce quelle ne loue pas son corps a la piece, comme une salariee, mais le vend une fois pour toutes, comme une esclave. A tous les mariages de convenance s'applique le moi de Fourier:

« De meme qu'en grammaire deux negations valent une affirmation, en morale conjugale, deux prostitutions valent une vertu  [13].»]

L'amour sexuel ne peut etre et n'est regle veritable des relations avec la femme que dans les classes opprimees, c'est-a-dire, de nos jours, dans le proletariat, que ces relations soient ou non officiellement sanctionnees. Mais c'est qu'ici tous les fondements de la monogamie classique sont sapes. Il ne s'y trouve aucune propriete, pour la conservation et la transmission de laquelle furent precisement instituees la monogamie et la suprematie de l'homme; il y manque donc tout stimulant pour faire valoir la suprematie masculine. Qui plus est, les moyens memes de la faire valoir y font defaut; le droit bourgeois, qui protege cette suprematie, n'existe que pour les possedants et pour leurs rapports avec les proletaires; il coûte cher et, faute d'argent, n'a donc point de validite pour la position de l'ouvrier vis-a-vis de sa femme. Ce sont de tout autres rapports personnels et sociaux qui decident en l'occurrence. Et par surcroît, depuis que la grande industrie, arrachant la femme a la maison, l'a envoyee sur le marche du travail et dans la fabrique, et qu'elle en fait assez souvent le soutien de la famille, toute base a ete enlevee, dans la maison du proletaire, a l'ultime vestige de la suprematie masculine - sauf, peut-etre encore, un reste de la brutalite envers les femmes qui est entree dans les mŢurs avec l'introduction de la monogamie. Ainsi, la famille du proletaire n'est plus monogamique au sens strict du terme, meme s'il y a, de part et d'autre, l'amour le plus passionne et la fidelite la plus absolue, et malgre toutes les eventuelles benedictions spirituelles et terrestres. C'est pourquoi les eternels compagnons de la monogamie: l'hetaïrisme et l'adultere, ne jouent ici qu'un role toujours plus efface; la femme a effectivement reconquis le droit au divorce, et, si l'on ne peut pas se souffrir, on prefere se separer. Bref, le mariage proletarien est monogamique au sens etymologique du mot, mais point du tout au sens historique.

 [Nos juristes trouvent, il est vrai, que le progres de la legislation enleve aux femmes, dans une mesure toujours croissante, tout motif de plainte. Les systemes legislatifs de la civilisation moderne reconnaissent de plus en plus, en premier lieu, que le mariage, pour etre valable, doit etre un contrat librement consenti par les deux parties, et en second lieu que, meme pendant le mariage, les deux partenaires doivent avoir l'un vis-a-vis de l'autre les memes droits et les memes devoirs. Si ces deux conditions etaient logiquement realisees, les femmes auraient tout ce qu'elles peuvent desirer.

Cette argumentation specifiquement juridique est exactement celle par laquelle le bourgeois republicain radical deboute le proletaire et lui ferme la bouche. Le contrat de travail est cense avoir ete librement passe par les deux parties. Mais il passe pour librement conclu du moment que la loi etablit sur le Papier l'egalite des deux parties. Le pouvoir que la difference de la situation de classe donne a l'une des parties, la pression que celle-ci exerce sur l'autre, - la condition economique reelle des deux partenaires, - cela ne regarde point la loi. Et, pendant la duree du contrat de travail, les deux parties sont encore censees jouir des memes droits, pour autant que l'une ou l'autre n'y a pas expressement renonce. Que les circonstances economiques contraignent l'ouvrier a renoncer meme au dernier semblant d'egalite de droits, la loi, elle, n'y peut rien.

En ce qui concerne le mariage, la loi, meme la plus liberale, est completement satisfaite des que les partenaires ont donne, en bonne et due forme, leur libre consentement au proces-verbal. Ce qui se passe derriere les coulisses juridiques ou se joue la vie reelle et de quelle façon s'obtient ce libre consentement, la loi et les juristes n'en ont cure. Et pourtant, le plus simple recours au droit compare devrait ici montrer aux juristes ce que vaut cette liberte de consentement. Dans les pays ou une part obligatoire de la fortune des parents est assuree aux enfants par la loi, ou l'on ne peut donc pas les desheriter, - en Allemagne, dans les pays de droit français, etc. ... - les enfants, pour contracter mariage, doivent obtenir le consentement de leurs parents. Dans les pays de droit anglais, ou le consentement des parents n'est point une condition legale pour contracter mariage, les parents ont aussi pleine liberte de tester et peuvent a leur gre desheriter leurs enfants. Mais il est evident que malgre cela, et justement a cause de cela, dans les classes ou il y a quelque chose a heriter, la liberte de contracter mariage n'est pas plus grande d'un cheveu en Angleterre et en Amerique qu'en France et en Allemagne.

Il n'en va pas mieux de l'egalite juridique de l'homme et de la femme dans le mariage. L'inegalite de droits entre les deux parties, que nous avons heritee de conditions sociales anterieures, n'est point la cause, mais l'effet de l'oppression economique de la femme.

 

Dans l'ancienne economie domestique communiste, qui comprenait beaucoup de couples conjugaux avec leurs enfants, la direction du menage, confiee aux femmes, etait une industrie publique de necessite sociale, au meme titre que la fourniture des vivres par les hommes. Avec la famille patriarcale, et plus encore avec la famille individuelle monogamique, il en alla tout autrement. La direction du menage perdit son caractere public. Elle ne concerna plus la societe; elle devint un service prive; la femme devint une premiere servante, elle fut ecartee de la participation a la production sociale. C'est seulement la grande industrie de nos jours qui a rouvert - et seulement a la femme proletaire - la voie de la production sociale; mais dans des conditions telles que la femme, si elle remplit ses devoirs au service prive de la famille, reste exclue de la production sociale et ne peut rien gagner; et que, par ailleurs, si elle veut participer a l'industrie publique et gagner pour son propre compte, elle est hors d'etat d'accomplir ses devoirs familiaux. Il en va de meme pour la femme dans toutes les branches de l'activite, dans la medecine et au barreau tout comme a l'usine. La famille conjugale moderne est fondee sur l'esclavage domestique, avoue ou voile, de la femme, et la societe moderne est une masse qui se compose exclusivement de familles conjugales, comme d'autant de molecules. De nos jours, l'homme, dans la grande majorite des cas, doit etre le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possedantes; et ceci lui donne une autorite souveraine qu'aucun privilege juridique n'a besoin d'appuyer. Dans la famille, l'homme est le bourgeois; la femme joue le role du Proletariat. Mais dans le monde industriel, le caractere specifique de l'oppression economique qui pese sur le proletariat ne se manifeste dans toute sa rigueur qu'apres que tous les privileges legaux de la classe capitaliste ont ete supprimes et que l'entiere egalite juridique des deux classes a ete etablie; la republique democratique ne supprime pas l'antagonisme entre les deux classes, au contraire : c'est elle qui, la premiere, fournit le terrain sur lequel leur combat va se decider. Et de meme, le caractere particulier de la predominance de l'homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la necessite et la maniere d'etablir une veritable egalite sociale des deux sexes, ne se montreront en pleine lumiere qu'une fois que l'homme et la femme auront juridiquement des droits absolument egaux. On verra alors que l'affranchissement de la femme a pour condition premiere la rentree de tout le sexe feminin dans l'industrie publique et que cette condition exige a son tour la suppression de la famille conjugale en tant qu'unite economique de la societe.

Il y a donc trois formes principales du mariage, qui correspondent en gros aux trois stades principaux du developpement de l'humanite. A l'etat sauvage, le mariage par groupe; a la barbarie, le mariage apparie; a la civilisation, la monogamie completee par l'adultere et la prostitution. Entre le mariage apparie et la monogamie se glissent, au stade superieur de la barbarie, l'assujettissement des femmes esclaves aux hommes et la polygamie.

Comme l'a demontre tout notre expose, le progres qui se manifeste dans cette succession chronologique est lie a cette particularite que la liberte sexuelle du mariage par groupe est de plus en plus retiree aux femmes, mais non aux hommes. En realite, le mariage par groupe subsiste effectivement pour les hommes jusqu'a nos jours. Ce qui est crime chez la femme et entraîne de graves consequences legales et sociales passe chez l'homme pour fort honorable, ou n'est considere, au pis aller, que comme une legere tache morale qu'on porte avec plaisir. Mais plus l'hetaïrisme traditionnel se modifie, a notre epoque, par la production capitaliste, plus il s'y adapte, plus il se transforme en prostitution avouee, et plus son action est demoralisatrice. Ce sont les hommes qu'il demoralise, beaucoup plus encore que les femmes. La prostitution ne degrade, parmi les femmes, que les malheureuses qui y tombent, et celles-la meme dans une bien moindre mesure qu'on ne le croit communement. Par contre, elle avilit le caractere du monde masculin tout entier. C'est ainsi en particulier qu'un etat de fiançailles prolonge est, neuf fois sur dix, une veritable ecole de preparation a l'infidelite conjugale.

Nous marchons maintenant a une revolution sociale dans laquelle les fondements economiques actuels de la monogamie disparaîtront tout aussi sûrement que ceux de son complement, la prostitution. La monogamie est nee de la concentration des richesses importantes dans une meme main - la main d'un homme -, et du desir de leguer ces richesses aux enfants de cet homme, et d'aucun autre. Il fallait pour cela la monogamie de la femme, non celle de l'homme, si bien que cette monogamie de la premiere ne genait nullement la polygamie avouee ou cachee du second. Mais la revolution sociale imminente, en transformant en propriete sociale a tout le moins la partie de beaucoup la plus considerable des richesses permanentes qui se peuvent leguer: les moyens de production, reduira a leur minimum tous ces soucis de transmission hereditaire. La monogamie, etant nee de causes economiques, disparaîtra-t-elle si ces causes disparaissent ?

On pourrait repondre, non sans raison: elle disparaîtra si peu que c'est bien plutot a dater de ce moment qu'elle sera pleinement realisee. En effet, avec la transformation des moyens de production en propriete sociale, le travail salarie, le proletariat disparaîtront eux aussi; donc, du meme coup, la necessite pour un certain nombre de femmes (nombre que la statistique permet de calculer) de se prostituer pour de l'argent. La prostitution disparaît; la monogamie, au lieu de pericliter, devient enfin une realite, - meme pour les hommes.

La condition des hommes sera donc, en tout cas, profondement transformee. Mais celle des femmes, de toutes les femmes, subira, elle aussi, un important changement. Les moyens de production passant a la propriete commune, la famille conjugale cesse d'etre l'unite economique de la societe. L'economie domestique privee se transforme en une industrie sociale. L'entretien et l'education des enfants deviennent une affaire publique; la societe prend egalement soin de tous les enfants, qu'ils soient legitimes ou naturels. Du meme coup, disparaît l'inquietude des « suites », cause sociale essentielle - tant morale qu'economique - qui empeche une jeune fille de se donner sans reserve a celui qu'elle aime. Et n'est-ce pas une raison suffisante pour que s'etablisse peu a peu une plus grande liberte dans les relations sexuelles, et que se forme en meme temps une opinion publique moins intransigeante quant a l'honneur des vierges et au deshonneur des femmes ? Enfin, n'avons-nous pas vu que dans le monde moderne monogamie et prostitution sont bien des contraires, mais des contraires inseparables, les deux poles d'un meme etat social ? La prostitution peut-elle disparaître sans entraîner avec elle la monogamie dans l'abîme ?

Ici, un nouvel element entre en jeu, un element qui, a l'epoque ou se constitua la monogamie, existait tout au plus en germe: l'amour sexuel individuel.

Il ne saurait etre question d'amour sexuel individuel avant le Moyen Age. Il va de soi que la beaute personnelle, l'intimite, les goûts analogues, etc., ont toujours eveille chez les individus de sexe different le desir de relations sexuelles, et qu'il n'etait pas totalement indifferent aux hommes et aux femmes d'entrer avec tel ou tel partenaire dans le plus intime des rapports. Mais de la a l'amour sexuel tel que nous le connaissons, il y a fort loin. Dans toute l'Antiquite, les mariages sont conclus par les parents pour les interesses, et ceux-ci s'en accommodent tranquillement. Le peu d'amour conjugal qu'ait connu le monde antique n'est pas une inclination subjective, mais un devoir objectif, non la cause, mais le correlatif du mariage. Les rapports amoureux, au sens moderne de l'expression, ne s'etablissent dans l'Antiquite qu'en dehors de la societe officielle. Les bergers dont Theocrite et Moschos chantent les joies et les souffrances amoureuses, le Daphnis et la Chloe de Longus sont tous des esclaves qui n'ont point de part a l'Etat, sphere vitale du citoyen libre. Mais, hormis les esclaves, nous ne trouvons les intrigues amoureuses que comme un produit de la decomposition du monde antique a son declin; et ces intrigues amoureuses, on les noue avec des femmes qui, elles aussi, vivent en dehors de la societe officielle: avec les hetaïres, donc des etrangeres ou des affranchies, a Athenes la veille de sa chute, a Rome au temps des empereurs. Si des intrigues amoureuses s'amorçaient reellement entre des citoyens et des citoyennes libres, c'etait toujours pour le plaisir de l'adultere. Et le vieil Anacreon, poete classique de l'amour dans l'Antiquite, se moquait si eperdument de l'amour sexuel tel que nous l'entendons aujourd'hui que le sexe meme de l'objet aime lui importait peu.

L'amour sexuel tel que nous l'entendons se distingue essentiellement du simple desir sexuel, de l'Eros des Anciens. D'une part, il suppose chez l'etre aime un amour reciproque; sous ce rapport, la femme y est l'egale de l'homme, tandis que dans l'Eros antique, on ne lui demandait pas toujours son avis. D'autre part, l'amour sexuel a un degre d'intensite et de duree qui fait apparaître aux deux parties la non-possession et la separation comme un grand malheur, sinon comme le plus grand des malheurs; pour pouvoir se posseder mutuellement, les partenaires jouent gros jeu et vont jusqu'a risquer leur vie, ce qui, dans l'Antiquite, arrivait tout au plus en cas d'adultere. Enfin, une nouvelle norme morale est appliquee au jugement du commerce sexuel; on ne demande pas seulement: etait-il conjugal ou extra-conjugal ? mais aussi: reposait-il sur l'amour, et l'amour partage ? Il va de soi que, dans la pratique feodale ou bourgeoise, cette nouvelle norme n'est pas plus respectee que toutes les autres normes morales - on passe outre. Mais elle n'est pas plus malmenee que les autres. On la reconnaît tout comme les autres ... en theorie, sur le papier. Et c'est tout ce qu'elle peut demander pour le moment.

Le point meme ou l'Antiquite s'etait arretee dans ses elans vers l'amour sexuel est celui d'ou le Moyen Age repart: l'adultere. Nous avons decrit precedemment l'amour chevaleresque qui inventa les Tagelieder (aubades). De cet amour qui veut rompre le mariage a l'amour qui doit le fonder, un long chemin reste a franchir; et jamais la chevalerie ne l'a tout a fait parcouru. Meme si nous passons des Latins frivoles aux vertueux Allemands, nous trouvons, dans le poeme des Nibelungen, que Kriemhild, si elle n'est pas moins amoureuse en secret de Siegfried que Siegfried est amoureux d'elle, repond cependant a Gunther simplement, quand celui-ci lui annonce qu'il l'a promise a un chevalier dont il tait le nom: « Point n'est besoin de me prier; telle que vous l'ordonnez, telle je veux toujours etre; celui que vous me donnez pour mari, Seigneur, c'est a lui que je veux me fiancer. » Il ne vient meme pas a l'esprit de Kriemhild que son amour puisse somme toute entrer en ligne de compte. Gunther recherche en mariage Brunhild, Etzel recherche en mariage Kriemhild, sans les avoir jamais vues; de meme dans Gutrun: Sigebant d'Irlande recherche en mariage Ute la Norvegienne, Hetel d'Hegelingen recherche en mariage Hilde d'Irlande, enfin Siegfried de Morland, Hartmut d'Ormanien et Herwig de Zelande recherchent en mariage Gutrun. Et dans ce dernier cas seulement, la femme, de plein gre, se decide pour le troisieme pretendant. En general, la fiancee du jeune prince est choisie par les parents de celui-ci, s'ils vivent encore, ou sinon par lui-meme avec l'assentiment des grands feudataires, qui ont en tout cas voix importante au chapitre. D'ailleurs, il ne peut pas en etre autrement. Pour le chevalier ou le baron, tout comme pour le prince lui-meme, le mariage est un acte politique, une possibilite d'accroître sa puissance par des alliances nouvelles; c'est l'interet de la maison qui doit decider, non les preferences de l'individu. Dans ces conditions, comment l'amour pourrait-il dire le dernier mot sur la conclusion du mariage ?

Il n'en allait pas autrement pour le bourgeois des corporations, dans les villes du Moyen Age. justement les privileges qui le protegeaient, les reglements restrictifs des corporations, les lignes de demarcation artificielles qui le separaient legalement, ici des autres corporations, la de ses propres confreres, la encore de ses compagnons et de ses apprentis, retrecissaient deja singulierement le cercle ou il pouvait chercher une epouse assortie. Et, dans ce systeme embrouille, ce n'etaient absolument pas les preferences individuelles, mais l'interet de la famille qui decidait quelle femme lui convenait le mieux.

Dans l'immense majorite des cas, le mariage resta donc, jusqu'a la fin du Moyen Age, ce qu'il avait ete des l'origine: une affaire que ne reglaient point les interesses. Au debut, on etait deja marie en venant au monde - marie avec tout un groupe de l'autre sexe. Dans les formes ulterieures du mariage par groupe, des conditions analogues existaient probablement, mais le groupe se retrecissait de plus en plus. Dans le mariage apparie, il est de regle que les meres concertent entre elles le mariage de leurs enfants; la encore interviennent de façon decisive des considerations sur les nouveaux liens de parente qui doivent affermir la situation du jeune couple dans la gens et la tribu. Et quand, par la preponderance de la propriete privee sur la propriete collective et l'interet pou



03/04/2007
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